Mulholland Drive
25 septembre 2024 à 19h
Film de rentrée
David Lynch, USA/France, 2001, 146 min
Une jeune actrice fraîchement débarquée à Los Angeles se lie
d’amitié avec une mystérieuse amnésique rescapée d’un violent
accident sur Mulholland Drive.
Il faut accepter de se laisser emporter par les formidables
images de ce film à énigmes, chef d’oeuvre inclassable,
régulièrement cité comme l’un des meilleurs longs métrages de
l’histoire du cinéma. Prix de la mise en scène à Cannes.
Bande annonce
Fiche du film
Critiques :
Journal du Dr Orlof, janvier 2007
A l’origine, Mulholland drive devait être le pilote d’une série télé que le cinéaste aurait initié, un peu à la manière de ce qu’il fit avec Twin Peaks. Mais si la télévision osait produire des objets originaux, inventifs et non-conventionnels, ça se saurait ! Résultat : le projet a capoté et la série est devenue un film. C’est d’ailleurs dans la manière dont Lynch s’est tiré de ses contraintes qu’il impressionne le plus. Il est facile de voir que le film s’ouvre sur une multitude de pistes narratives (la brune amnésique, la blonde qui veut percer à Hollywood, le récit d’une scène onirique, les vicissitudes d’un cinéaste à Hollywood, un casse mystérieux qui tourne mal…) et qu’il s’annonce comme quelque chose de très ouvert, fait pour la prolifération télévisuelle. Or avec tous ces éléments disparates, Lynch opère un véritable tour de force pour retomber sur ses pieds dans les limites d’un film et arriver à offrir quelque chose au spectateur de totalement organique, qui ne donne jamais l’impression d’artificialité. On retrouve la structure en « ruban de Möbius » qu’il avait déjà expérimentée avec le non-moins génial Lost highway : l’impression d’être resté toujours du même côté de la surface du récit mais qu’il a pourtant décrit une boucle, que quelque chose s’est renversé en son sein même (la blonde devient la brune et vice-versa). Tous les éléments du film semblent se répondre et trouver leur place dans une logique mais cette logique n’est pas la nôtre. C’est cette logique fantasmatique interne qui a donné lieu à toutes les interprétations qu’a suscitées le film : schizophrénie du personnage de Betty/ Diane (Naomi Watts) ? Vie rêvée d’une petite provinciale voulant réussir à Hollywood ? Fantasme du grand amour ? A vrai dire, je ne pense pas que l’intérêt du film réside dans le fait de mettre à plat ses secrets. Au contraire, la jouissance qu’il procure vient également de ses zones d’ombres, de ses mystères impénétrables (qui est ce fabuleux cow-boy ?)
Pour moi, il y a TOUT le cinéma dans Mulholland drive :
C’est d’abord un thriller où une jeune femme brune, menacée par des hommes patibulaires, cherche à retrouver l’identité qu’elle a perdue avec sa mémoire. Lynch joue sur les codes du polar hitchcockien en multipliant les « Mac Guffin » : les billets de banques dans le sac de Rita, la clé bleue, une boite de la même couleur ; et déploie la splendeur de sa mise en scène autour de ce fil conducteur.
Mais c’est également un film fantastique, peuplé de créatures inquiétantes (qui est cet homme qui semble imposer sa volonté aux studios hollywoodiens ?) et qui n’hésite pas à jouer la carte de l’onirisme (cette fabuleuse scène du début où un homme qu’on ne connaît pas raconte son rêve).
C’est un grand film initiatique, le récit de l’apprentissage d’une jeune comédienne naïve et pleine d’illusions sur les métiers du cinéma (ah ! Les grands yeux ébahis de Naomi Watts lorsqu’elle découvre pour la première fois Hollywood !). De cet aspect du film, on retiendra une mémorable scène de casting entre Betty et un bellâtre vieillissant (c’est drôle, à propos de ce film, j’ai plus envie de citer les scènes que de les désosser !)
C’est aussi une fabuleuse satire du milieu du cinéma, règne impitoyable de la pègre et d’une mafia qui contrôle tout, jusqu’au moindre mouvement du pauvre réalisateur qui se croyait maître de son projet. A son habitude (qu’on se souvienne du merveilleux Blue velvet), Lynch filme l’envers du décor tout en restant à la surface des choses. Tous ces individus qui semblent tirer les ficelles restent des silhouettes inquiétantes mais jamais on ne sombre dans les clichés glauques et « trash » (du genre : sexe, drogue et rock’n’roll). Là encore, Lynch parvient à dépasser la surface des apparences avec une ironie goguenarde et à nous offrir une vision très mordante d’un monde où l’artiste est totalement nié.
Plus curieusement, Mulholland drive est également une comédie burlesque, un film parfois très drôle lorsqu’il s’agit de montrer les déboires dudit cinéaste avec sa femme ou de cette dernière avec un impressionnant « gorille » ; ou encore dans ce casse absurde où un jeune homme tente de récupérer des documents et où les catastrophes s’accumulent selon le principe de la réaction en chaîne (une balle part par inadvertance et va se loger dans le ventre d’une femme de ménage à travers un mur…).
C’est également un grand film érotique (ce n’est pas moi qui le dit mais vous) où le temps de deux scènes de lit mémorables (quoique très soft), Lynch arrive à irriguer son film d’une sensualité trouble et vénéneuse. Les actrices, fabuleuses toutes deux, ne sont pas pour rien dans le charme que distille ce film.
Enfin (surtout ?) : Mulholland drive est un somptueux mélodrame, une histoire d’amour entre deux femmes qui ne peut que finir mal. Par quel bout commence cette passion amoureuse ? Peu importe : toujours est-il que comme dans beaucoup de relations amoureuses, il y a un dupé dont les sentiments ne sont pas partagés. Les regards que Diane lance à Camilla sont tout simplement déchirants et dévoilent un Lynch beaucoup plus sentimental que le veut la légende (quoique Sailor et Lula était déjà un grand film d’amour fou).
Lynch parvient donc à convoquer le temps d’un film tout le cinéma et pourtant, tout cela n’est QUE du cinéma, comme le prouve la scène magnifique du théâtre où un orateur annonce que tout ce qui va être montré n’est qu’une illusion. Nos vies, nos amours ne seraient qu’illusions ? Le film ne le dit pas et ça n’a pas d’importance. Il faudrait parler, bien entendu, de cinéma, de cette mise en scène qui nous offre dix idées par scène et une par plan mais cette note deviendrait alors une succession de superlatifs. Alors chut ! Revoyez Mulholland drive ! Laissez vous porter par cette expérience unique. Et comme il est dit dans le film : Silenzio !
http://drorlof.over-blog.com/article-5278563.html
Ciné-club de Caen - 2002
Peut-être y-a-t-il une clé qui permet de décrypter totalement Mulholland drive. Dans ce cas, elle est très certainement bleue et permet d'ouvrir la fameuse boîte, bleue, elle aussi, qui, aux qautre-cinquième du film réarrange les personnages comme on réarrange les cartes pour un nouveau jeu qui, au premier abord, ne paraît ni plus vrai ni plus faux que le précédent. Cette fameuse boîte, obtenue dans le théâtre "Silencio", fonctionne comme une boîte de Pandore.
Boîte de Pandore, rêve et performance artistique
Avec Pandore, les dieux de l'Olympe voulaient châtier les hommes coupables d'avoir obtenu le feu grâce à la désobéissance de Prométhée qui l'avait volé au ciel pour le leur donner. Il est bien possible que Lynch nous fasse cadeau de Camilla, incarnation sublime de la femme fatale (dans les inrock, Serge Kagansky décrit ainsi Laura Elena Harring : le visage d'Ava Gardner, les formes de Jane Russell, l'allure et les origines latinos de Rita Hayworth, la fêlure de Gene Thierney), pour nous châtier de notre connaissance du cinéma et laisse échapper des démons du non-sens pour tuer si ce n'est la psychologie du moins la linéarité du récit.
Le cinéaste adopte en tous les cas assez souvent la posture du démiurge tout puissant avec sa caméra précédant le cheminement de ses héroïnes dans les couloirs de l'appartement ou filmant une porte juste avant que des coups n'y soient frappés pour nous faire pressentir l'étrangeté à venir. Plus nettement encore, les plans surplombants des gratte-ciel vus du d'avion, accompagnés sur la bande-son d'un souffle étrange, reflètent bien cette position toute puissante du cinéaste.
Il est possible aussi que ces enchaînements, difficilement compréhensibles lors de la première vision du film, s'apparentent à la logique du rêve. La jeune femme accidentée pourrait être une créature rêvée. Cette création est d'abord difficile à mettre en place : par trois fois, elle éprouve le besoin de dormir, le rêve étant alors entrecoupé de période de transitions ou de brusques changements (l'homme dans le Winkies qui raconte son cauchemar puis voit surgir le monstre évoqué et en meurt immédiatement). A signaler aussi la faculté du rêve à effacer les difficultés : lorsque Rita pénètre dans l'appartement de la tante, un regard de celle-ci vers sa porte lui laisse voir Rita y pénétrer. Ce qui, dans un montage classique en champ contre-champ (personnage regardant - vision de ce qu'il voit), devrait aboutir à une réaction de la tante, se termine ici comme de si rien n'était... De même, la virée dans ce théâtre Silencio débute au sortir d'un rêve et pourrait être un cauchemar de Rita.
Il est possible enfin que l'expérience filmique qui nous est proposée s'apparente à un happening théâtral similaire à celui vécu dans ce fameux théâtre par les deux héroïnes. Le spectacle repose sur un parti pris énoncé par le présentateur : la vie que vous croyez voir sur scène est fausse, tout est déjà enregistré. Les sons qui surgissent à l'appel du présentateur sont ainsi déjà enregistrés sur bande. Il est pourtant plus facile, au départ, de croire qu'un comparse joue réellement d'un instrument de derrière les rideaux et répond aux ordres du présentateur. Après quelques sons, un trompettiste vient d'ailleurs jouer sur scène, mais il s'interrompt et pourtant la musique continue d'être jouée. Il s'agit décidément bien d'une musique enregistrée. Un autre présentateur introduit alors une chanteuse argentine qui chante longuement en gros plans une chanson déchirante qui provoque les larmes de nos deux héroïnes. Elle aussi s'interrompt pourtant et s'évanouit et l'on découvre que, là aussi, il s'agissait d'une musique enregistrée. Décidément, c'est bien vrai, tout est faux et pourtant à chaque fois on y a cru, et ce d'autant plus fort que l'on croyait précédemment être dans le faux.
Ce révèle ainsi l'un des principes de mise en scène de Lynch : intensifier chaque moment en prenant le contre-pied du moment précèdent et surtout du savoir précédent. Car telle est là l'économie formidable proposée par la répétition décalée : la vitesse étant déjà acquise, seule l'accélération compte ; la psychologie étant déjà admise, toute l'émotion porte sur la vérité introduite par le décalage avec le moment précédent. Il n'est pas très nouveau de nous faire croire que les personnages vivent réellement leurs dialogues alors qu'il ne s'agit que de la répétition d'un texte. Ainsi, l'amorce de la première séquence de répétition de l'audition entre Betty et Rita est-elle le seul vrai moment d'émotion de cette séquence. Mais lorsque Betty rejoue la scène avec le vieil acteur concupiscent, le décalage et la performance sont permanents. Décalage encore qui permet de se concentrer sur le seul jeu des actrices lors des scènes de play-back. Cinéaste de l'illusion, David Lynch croit aux puissances du faux et à leur capacité de dire une vérité qui ne se révèle que par contraste avec des vérités plus ternes.
Il pourrait suffire de dire que Lynch est un cinéaste fasciné par la toute puissance de la création ou expérimentant au cinéma la logique du rêve ou proposant une émotion digne d'une performance artistique. On a pourtant du mal à croire qu'un artiste se contente de juxtaposer des logiques particulières sans fil directeur. Après tout, on a longtemps cru que Citizen Kane, Le grand sommeil, 2001 l'odyssée de l'espace, L'année dernière à Marienbad, Persona ou Hélas pour moi étaient des films incompréhensibles avant que la critique moderne, armée de magnétoscope puis de DVD, n'arrive à restituer leur évidence à ces films-(Seuls, probablement, les films de Bunuel, parce qu'ils relèvent sciemment d'une logique surréaliste, ne sont peut-être pas totalement explicables - et encore !). Il est certain pourtant que l'aura de mystère qui a plané sur ces films a contribué à leur légende. Car leurs images ont sensibilisé notre mémoire avant qu'un sens plein ne vienne nous en donner la clé. Cette possibilité de créer des images archétypes qui ne se remplissent de sens que par la suite est la marque du chef d'œuvre et, probablement, le nid de l'émotion. Emotion que sont bien incapables de nous livrer des films mystérieux mais seulement rusés comme Usual suspects (Bryan Singer, 1995) ou La prisonnière espagnole (David Mamet, 1997). Déblayons donc le terrain pour dégager ces archétypes.
Tout s'explique
(voir en détail les photogrammes de : Rêve et réalité dans Mulholland drive).
Toute la première partie est un rêve de Diane Selwyn. Le film semble tellement démarrer avec l'accident de la limousine noire qu'on en oublie qu'il débute sur une étrange séquence de swing sur fond violet sur lequel se superpose des têtes en ombre blanche puis par un bref plan de drap rouge-orangé, filmé de plus en plus serré sur les fibres textiles et terminé par un fondu au noir qui se rallume sur le panneau "Mulholland drive".
Ces deux séquences, le swing violet et le drap rouge-orangé, évoquent le demi-sommeil entrecoupé de rêves dans lequel s'enfonce Diane. Elle le dira d'ailleurs dans la partie 3, elle est venue à Hollywood grâce à sa victoire dans un concours de swing, et les ombres blanches que l'on distingue à peine sont celles d'elle-même et de ses parents, joyeux de son succès. Quant au drap rouge-orangé, c'est bien sur le sien, sur lequel elle s'endort et que l'on reverra plusieurs fois : lorsqu'elle est découverte morte dans son propre rêve par Betty et Rita (prémonition de sa fin), lorsqu'elle se réveille, interpellée au sein de son rêve même par le cow-boy le matin de sa mort, et bien-sûr, une dernière fois lorsqu'elle se suicide.
La seconde partie, aux quatre cinquième du film, débute donc par son réveil difficile. Chez la tante tout est redevenu normal : Camilla et le boîte bleue ont disparu. Le rêve fonctionne aussi difficilement à la sortie qu'à l'entrée. Il est certes un peu curieux de voir apparaitre la tante, dont Diane dira plus tard qu'elle est morte avant son arrivée à Los Angeles. Cette tante est donc probablement la condensation d'une double réalité : un appartement visité à son arrivée à Hollywood avec sa propriétaire réelle et le personnage de la tante.
Diane sort de son sommeil grâce à son Surmoi réveille-matin, le cow-boy inquiétant et philosophe de la première partie : "il est temps de se réveiller ma belle" lui intime-t-il au sortir de son rêve alors que des coups sont frappés à la porte, la voisine venant récupérer sa vaisselle.
Au cours de cette dernière journée qui finira par son suicide, Diane se remémore son passé en flash-backs. Tous les objets et personnages renvoient alors à leur fonction déformée dans le rêve. La clé bleue, plate cette fois-ci, qui se trouve sur la table indique, on le comprendra plus tard, que Camilla est morte.
Diane, visage gonflé par le chagrin et la solitude, les cheveux mal coupés et la dentition imparfaite se souvient de son aventure avec Camilla, la Rita de son rêve, qui a décidé de la quitter. Diane est une comédienne sans avenir qui obtient des rôles grâce au seul bon plaisir de son amante, Camilla. Celle-ci pousse la perversité un peu loin, l'obligeant à assister à son idylle avec le cinéaste. Cette façon de mêler sexe et réussite sera à l'origine de l'interprétation de Diane dans la séquence de la répétition avec le vieil acteur.
Cadré entre un abat-jour rouge et un cendrier plein de mégots, le téléphone qui sonne dans sa chambre pour appeler Diane le soir de la fête des fiançailles est le téléphone qu'utilisaient les mafieux dans son rêve pour commanditer le meurtre. Ce qu'elle va vivre dans cette soirée sera en effet à l'origine du meurtre qu'elle commanditera pour tuer Camilla.
Avec les mêmes plans que lors de la partie rêvée, elle est en effet conduite dans une limousine noire sur les hauteurs de Los Angeles, sur Mulholland drive. La voiture s'arrête. Le chauffeur se retourne vers elle mais, alors que dans le rêve il pointait un revolver vers elle, il lui donne l'ordre de descendre : elle est attendue par Camilla qui, la main dans la main, la traite encore là comme une amante pour mieux la blesser plus tard.
Devant la mère d'Adam, Coco, l'ex concierge de la première partie, Camilla et Adam annoncent en effet leur mariage. L'écœurement que Diane ressent à cette nouvelle se cristallise sur le café qu'elle est en train de boire (plan sur l'expresso ; Diane buvait d'ailleurs trop de café on avait déjà vu son jus de chaussette dans la cafetière le matin au réveil) et le regard qu'elle jette alors à un autre invité transformera ce dernier en mafieux qui jouera justement cette scène d'anthologie du café que l'on recrache. Au cours de cette même soirée d'autres éléments du puzzle se remettent en place. La fin de la précédente situation maritale d'Adam est révélée : sa femme a gardé son amant et lui la piscine. Diane avoue avoir rencontré Camilla sur le tournage de "L'histoire de Sylvia North", titre de la chanson interprétée en play-back par la Camilla Rhodes blonde, protégée par la maffia de la première partie et qui se trouve là être une autre amante de Camilla (elle l'embrasse) et donc une rivale.
Dans un autre flash-back, Diane se rappelle qu'elle a commandité le meurtre de Camilla auprès d'un tueur. Le tueur porte avec lui le carnet qu'il était censé récupérer dans la première partie rêvée où, minable (mais très drôle!), il tuera non seulement le possesseur du carnet mais aussi deux témoins involontaires successifs. Pour passer le contrat du meurtre, Diane tend une photo de star, photo que donneront les mafieux pour dire "C'est la fille". Les billets dans son sac servent à payer le tueur, ils se retrouveront, multipliés, dans le sac de Rita. La serveuse pleine de vie du self Winkies servira de modèle de comportement à Diane pour son rêve alors que l'étiquette, Betty, qu'elle porte sur sa blouse sera la piste pour conduire à l'adresse de Diane. Le client du bar, sur lequel elle transpose sa propre peur au moment de confirmer le contrat homicide, sera celui qui verra le monstre de la mort (pressentiment là aussi de sa propre mort à partir d'une image sans doute déformée d'un clochard vu dans la rue). Enfin la clé bleue que lui montre le tueur, comme le signe que le meurtre aura été accompli, est la fameuse clé bleue qui ouvrira la boîte bleue du rêve, boîte de Pandore mais plus vraisemblablement symbole du cercueil de Camilla, symbole si affreux qu'il conduit Diane à se réveiller (peut-être aussi est-elle en manque de drogue comme l'indiqueraient les convulsions dont elle est prise dans le cabaret Silencio).
L'ultime retour à la réalité est une crise d'hallucination de Diane, où elle voit la mort manipuler la boîte bleue de laquelle sortent ses parents qui débarquent bientôt chez elle, passant minuscules sous la porte. C'en est trop…elle se suicide
L'image de Diane et Camilla, fantômes blancs triomphants et unis, flottants sur Los Angeles est une dernière projection du rêve de gloire de Diane.
Le film se clôt alors sur la scène illuminée de bleue du Silencio. La hiératique spectatrice de la première loge coiffée d'une perruque bleue peut émettre un "silencio" définitif. Lynch, Dieu tout puissant, n'en dira pas plus sur son film.
Des archétypes comme creusets de l'émotion
Revoir Mulholland drive est alors impératif. Lors d'une seule vision, un certain nombre d'images du film ont sensibilisé notre mémoire sans qu'un sens plein ne vienne nous en donner la clé. Images étranges alors, on ne comprend qu'ensuite qu'elles sont complexes, doubles, hyperréalistes et que ce trop de réalité, bouleversant, provient du désir désespéré de Diane.
Ici, le procédé du rêve est loin d'être une grosse ficelle pour artiste en mal d'imagination. Il se double, on l'a vu, dans la seconde partie, du plaisir de l'élucidation. Mais la vraie performance du film est de remettre au goût du jour un thème bien connu : Hollywood, miroir aux alouettes en incarnant comme jamais la présence vénéneuse de la mort au sein des images les plus glamours.
La première occurrence de ces images est, en fait, assez comique : il s'agit des deux inspecteurs de police, excessivement massifs et figés, prononçant quelques phrases d'un air absent. La parodie se nourrit aussi des archétypes. La seconde est grinçante : l'air trop réjouit des vacanciers rencontrés par Betty dans l'avion renvoie à la satisfaction béate des parents, tellement en décalage avec la réalité qu'ils contribueront, eux aussi, au suicide final.
Le désir démesuré de Diane s'incarne aussi dans le plan de ses yeux écarquillés devant la porte des studios de la Paramount. Image glamour excessivement lumineuse, elle n'est que le voile d'un rêve où il suffirait d'être jeune et d'y croire pour réussir alors que le spectateur averti connaît la réalité, beaucoup plus glauque.
La plus belle des images archétypales est, bien-sûr, constituée par la fameuse scène érotique où Betty a par ailleurs abandonné une partie de son aura pétillante et ressemble presque à elle-même, Diane. Lorsqu'elle prononce le fameux "I am in love with you" face à cette créature fragile sortie de son rêve, elle ne manque alors pas d'évoquer pleinement la situation tragique de James Stewart dans Vertigo : un amour à sens unique où l'amant fait l'amour avec une morte. De plus, Rita, revêtue de sa perruque blonde, fait incontestablement penser à Kim Novak. La perruque posée sur les cheveux parachève l'asservissement de la créature fantasmée comme le chignon souhaité par Scottie dans le film de Hitchcock.
L'inversion du désir amoureux de Diane en désir de mort se porte sur le personnage d'Adam. La pulsion de destruction qui l'accompagne s'exprime dans l'agression contre la voiture des gangsters, qui incarnent eux-mêmes, de façon grotesque, le pouvoir de vie et de mort. Diane éprouvera ensuite du plaisir à imaginer Adam prenant des coups et couverts d'une peinture rose évoquant le sang. Mais c'est la couleur bleu qui symbolise le mieux, à partir de la couleur de la clé, le désir de mort ; ce bleu devient donc celui de la boîte mystérieuse ...et celui de de l'embout du haut-parleur de Adam sur le tournage (un substitut du sexe du réalisateur à la fois image du désir et repoussant : malgré les regards, exagérés eux aussi, vers elle du réalisateur, Betty s'enfuyait du studio pour retrouver Camilla).
C'est enfin sur une image archétypale que se termine la vie de Diane : elle et Camilla, fantômes blancs, flottent sur Los Angeles. Ce plan est un écho désespéré du dernier plan de la séquence de swing. Le rêve d'actrices flottant triomphantes et légères au-dessus des spectateurs de la ville est une variation morbide de celle glorieuse surgit du cerveau de Myrtle Gordon dans Opening night.
Prométhée enchaîné
Camilla-Pandore, Lynch-Dieu, le feu de la connaissance et les démons de l'art moderne, reste à savoir où donc se cache Prométhée ?
Probablement est-ce le critique, cet empêcheur de tourner en rond auquel ni les hommes ni les dieux n'accordent grande importance. Et ce d'autant plus que maints spectateurs préféreront voir dans ce film le portrait d'une femme fatale (qui choisiront-ils d'ailleurs Rita, Camilla, Betty ou Diane ?) plutôt que cette tragédie d'un rêve de gloire anéanti.
Le but de Lynch n'est pas de perdre son spectateur. Pour nous faire admettre sa vision d'un monde où la lumière n'existe pas sans les ténèbres, pour nous mettre en garde contre une vision trop idéalisée du monde, il nous plonge au coeur d'une expérience sensitive où, comme dans un rêve, les désirs se cachent dans une série de déplacements. Après avoir fait cette expérience, le spectateur est libre de théoriser ou non et peut très bien prendre la seconde partie comme l'expérience d'un nouveau rêve, pas plus réel que le premier.
Mais à trop rester dans le rêve, il risque de perdre une part d'émotion : celle qu'ont ressentie Betty et Rita au spectacle du Silencio : le spectacle est le lieu privilégié où l'on peut connaître les deux faces du monde, la vérité et le mensonge.
Puisqu'il s'agit d'un film à clé, on pourrait dire que le film tout entier est un symbole, liaison d'un signifiant (une histoire difficile à comprendre) et d'un signifié (la tragédie sous la gloire) d'où émerge le signe : celui d'un art réconciliateur, capable de faire apprécier la violence de la mort sous la douceur du rêve.
Jean-Luc Lacuve, le 2 mai 2002
Pour ses 20 ans, Mulholland Drive, est restauré en 4K. Signée StudioCanal et Criterion et supervisée par Lynch lui-même durant le processus d'étalonnage, cette restauration, dabord présentée au Festival de Cannes 2021 (20 ans après la victoire du cinéaste, qui y a reçu le prix de la meilleure mise en scène ex-aequo avec The Barber des Frères Coen) dans la sélection Cannes Classics, s'accompagne d'un coffret collector et de plusieurs sorties en salles.
https://cineclubdecaen.com/realisateur/lynch/mulhollanddrive.htm